Et si le durable était le problème, et non la solution ?

Vincent Rigoulet
8 min readOct 25, 2021

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Nous proposons d’examiner ici un angle mort de la discipline économique et des discours écologistes : le problème que posent les objets et structures durables. Notre thèse paraîtra quelque peu provocatrice, mais nous pensons qu’ils expliquent pour beaucoup la recherche permanente de nouveaux relais de croissance, afin de maintenir le niveau d’emploi, principale finalité des politiques économiques des pays développés. Le chantier de la transition énergétique, présenté et vendu comme « un gisement de nouveaux emplois », offre un parfait exemple de cette fuite en avant. La fin de l’article offrira une piste, sous la forme d’un principe général, pour échapper à cette course à la production pour l’emploi, qui obère la seule durabilité qui vaille : celle des écosystèmes et de la vie sur terre.

En tant de professeur des écoles, je suis engagé dans une pédagogie par projet. Pour notre jardin-potager, je construis avec mes élèves une serre en forme de maison. La finalité est productive : cultiver des légumes toute l’année ; mais bien évidemment aussi éducative : il s’agit d’apprendre les fondamentaux en mathématiques, en les appliquant à la réalisation d’un objet concret et utile dans « la vie réelle ». Enfin, le projet permet de développer le sens de la coopération et du travail de groupe. Les progrès sont saisissants : en quatre semaines, nous avons couvert quasi l’ensemble du programme. Mais alors que nous discutions des vertus du dispositif, un inspecteur de l’Éducation nationale a fort justement relevé une limite : « Vous ne pouvez construire une serre chaque année ! ». En effet, impossible de multiplier les serres à l’infini sur un espace potager fini. Mes élèves de l’an prochain ne pourront donc pas faire le même travail. Ils seront en quelque sorte au chômage, sauf si je leur trouve un projet similaire. Le problème m’a rappelé ce classique des cours d’économie en terminale : la situation (toujours la nôtre) des pays développés, au soir des trente glorieuses, quand les marchés du secteur dit secondaire arrivèrent à saturation. Quand le gros des routes et des logements béton étaient construits, chaque foyer équipé d’une voiture, d’un lave-vaisselle, d’un réfrigérateur, d’un aspirateur, etc. Bref, une fois en possession de structures et d’objets que l’on conserve plusieurs années pour les uns, et plusieurs décennies pour les autres, on se heurte au problème suivant : le nombre d’emplois nécessaires pour assurer leur renouvellement et leur maintenance est inférieur au nombre d’emplois requis pour leur prime production/acquisition.

On connaît la double tentative de solution :

Tout d’abord inventer des objets apportant une réelle nouveauté, et nous inciter via la publicité à changer plus souvent nos “basiques” (voitures, électro-ménager, vêtements, etc.), en survendant des versions améliorées à la marge. Mais on sait que les volumes produits/achetés ne peuvent rivaliser avec le boom de l’équipement et des grands chantiers de l’après-guerre. D’autre part le renouvellement a ses limites, notamment dans le BTP : ainsi une famille n’a jamais besoin que d’un logement (deux pour les plus privilégiés disposant d’une résidence secondaire). Elle peut en changer, mais si elle quitte son logement, il sera occupé par un autre foyer, et non détruit/remplacé dans la plupart des cas, alors qu’une voiture a un cycle de vie plus court. Idem pour les grandes infrastructures (autoroutes, TGV, barrages hydrauliques, centrales nucléaires) des trente glorieuses, le parc existant est peu extensible une fois l’essentiel du besoin satisfait, à population quasi constante. Bref, quoi que l’on fasse, on aura toujours besoin de moins de routes à construire, de voitures, d’électroménagers à produire qu’il y a cinquante ans, car tout simplement nous en avons déjà, ce qui n’était pas le cas à l’époque. À cela (moins de demande) s’ajoute la hausse de la productivité dans ces secteurs, permettant de produire plus avec moins de travailleurs.

Si l’exploitation des énergies « vertes » permise par ces nouvelles infrastructures offre la promesse d’une solution (très discutées) à notre dépendance aux énergies fossiles et à la crise climatique induite, elle n’apporte aucune réponse au problème de l’emploi à long terme.

Deuxième tentative de réponse à la baisse du volume d’emplois dans le primaire et le secondaire : développer les services du tertiaire. Là aussi les espoirs ont été déçus : les emplois créés compensent très péniblement les emplois perdus dans l’industrie (et avant dans l’agriculture). D’où l’un des principaux arguments avancé pour « vendre » et accélérer la transition écologique : elle serait « un formidable gisement d’emplois ». La rénovation et l’isolation des bâtiments à grande échelle, le déploiement massif des éoliennes, des panneaux solaires, de la méthanisation, avec tout le réseau électrique qui va avec, relanceront le secteur secondaire, naturellement plus riche en emplois. Mais si l’exploitation des énergies « vertes » permise par ces nouvelles infrastructures offre la promesse d’une solution (très discutées) à notre dépendance aux énergies fossiles et à la crise climatique induite, elle n’apporte aucune réponse au problème de l’emploi à long terme. Car une fois construites et opérationnelles, on se retrouvera avec la même question laissée par l’achèvement de tout grand projet d’infrastructures : que deviennent les travailleurs une fois le chantier terminé ? Problème que pose tout bien durable produit en masse, et qui nous pousse à chercher sans cesse de nouveaux relais de croissance pour maintenir l’emploi.

Au contraire, c’est parce que les objets et structures requérant le plus de facteur travail ne sont pas détruits, mais durent, que l’emploi, et donc le chômage, est le serpent de mer de notre société depuis les cinquante dernières années.

Cette manière de voir prend donc le contre-pied du concept de destruction créatrice, paradigme économique très en vogue, utilisé par les néolibéraux pour justifier les fermetures d’usines et les vagues de plans sociaux. L’idée qu’une innovation vient rendre un secteur de production (comme les mines de charbon, l’exemple canonique) obsolète, et qu’un phénomène de vase communicant s’opère par transfert des emplois du secteur obsolète vers le nouveau, nous paraît valable que pour une minorité des activités productives. Nous pensons qu’au contraire c’est parce que les objets et structures requérant le plus de facteur travail ne sont pas détruits, mais durent, que l’emploi, et donc le chômage, est le serpent de mer de notre société depuis les cinquante dernières années. Ce problème n’existait pas avant que la révolution industrielle bouleverse profondément le secteur agricole, qui concentrait l’essentiel de la population active. Et pour cause : le secteur agricole est par excellence celui de l’économie du renouvelable, des biens non durables, de la pure destruction créatrice : il faut toujours recommencer, recultiver la nourriture consommée/détruite. Ainsi, dans le secteur agricole, seule l’augmentation de la productivité explique la baisse de la main d’œuvre nécessaire. Mais dans le secteur secondaire, c’est la durabilité des biens qui nous paraît le facteur principal de la baisse tendancielle de l’emploi.

Il nous faut donc jeter un regard radicalement différent sur la question intriquée du durable et de l’emploi. Or, suivre les appels écologistes à la sobriété et à la décroissance (acheter à la fois moins d’objets, et des objets plus durables) ne peut que conduire à une réduction drastique de la production, et par voie de conséquence, du volume d’emplois. À ce dilemme entre « l’emploi et la planète », « fin de mois et fin du monde », les écologistes n’apportent à ce jour que deux réponses :

  1. « Un grand plan d’investissement dans la transition énergétique » : pure fuite en avant comme vu précédemment.
  2. Une diminution du temps de travail de chacun pour conserver le nombre total d’emplois, voire l’augmenter.

Nous ne nous prononcerons pas sur cette seconde option, même si nous estimons qu’elle n’adresse pas le problème de l’activité humaine en général, du « qu’est-ce qu’on fait lorsqu’on ne travaille pas ? », avec le mot « faire » compris dans le sens restreint de fabriquer, mais aussi dans son sens plus général, englobant l’ensemble des activités humaines, les non productives/transformatrices de matière incluses (discuter, jouer, « faire » de la musique, etc.). Nous préférons explorer ici une autre piste, ouverte pour le problème de la serre en début d’article. Car il y a bien une manière de résoudre une partie de celui-ci : il suffirait de construire une serre démontable, puis de la démonter en fin d’année, pour obliger les élèves de l’année suivante à passer par les mêmes apprentissages afin de la remonter. Évidemment le travail à fournir sera inférieur à celui de la première année (pas de tasseaux à scier, de bâche à découper, bref, pas de pièces à fabriquer), mais il sera toujours supérieur à l’absence de travail qu’impliquerait le simple héritage de la serre en place. Et surtout : monter une serre est bien plus amusant et stimulant que de disposer d’une toute faite. C’est le modèle Lego : avoir une maison ou un engin en Lego toute montée ne présente aucun intérêt, c’est l’assemblage et la construction qui sont recherchés et source de plaisir.

Monter/démonter/remonter objets et structures, avec (majoritairement) les mêmes pièces, permettraient d’économiser matière et énergie, et surtout de « produire » sans cesse du travail.

Nous pensons que ce modèle Lego (ou puzzle) mériterait d’être développé dans l’économie réelle. Notre affirmation est la suivante : seules les pièces des objets et structures devraient être durables. Les raisons ne manquent pas : le processus de fabrication des pièces et des éléments en dur est le plus consommateur de matières et d’énergie, donc le principal facteur de destruction et de perturbation du système terre. Aujourd’hui, la plupart des objets et structures ne sont pas démontables, et leur recyclage, qui passe par leur destruction, est lui-même consommateur d’énergie, avec une perte de matière dans le processus. Monter/démonter/remonter objets et structures, avec (majoritairement) les mêmes pièces, permettraient d’économiser matière et énergie, et surtout de « produire » sans cesse du travail, alors que celui-ci disparaît dès que les objets et structures durables d’hier et d’aujourd’hui sont fabriquées « pour de bon ». Enfin, cette activité permettrait de gommer en partie la différence entre travail productif et jeux/loisirs improductifs : nous avons bien ici une production ludique, ou le plaisir est plus dans la fabrication de l’objet que dans son usage.

La production de biens n’est plus une fin en soi, mais le moyen pour servir la production/reproduction des emplois, but prioritaire des politiques économiques dans nos sociétés « saturées » de biens et de structures durables.

Il nous faut cependant nous demander pourquoi ce modèle du Lego ne semble pas fonctionner quand on le transpose par l’imagination dans l’économie réelle : pourquoi préférons-nous en général acheter des objets tout faits, pour directement jouir de leur usage, plutôt que les monter nous-mêmes à partir de pièces détachées ? Pourquoi payons-nous pour des Lego en vrac, alors que ça ne nous viendrait pas à l’idée de payer pour une construction en Lego toute construite/assemblée ? Pourquoi à l’inverse estimons-nous qu’un objet utilitaire en pièces détachées (vélo, ordinateur, etc.) doit coûter moins cher qu’un objet tout monté ? Question d’ordre anthropologique qui restera ici ouverte. Nous souhaitions simplement attirer l’attention sur le problème que posent les objets et structures en dur, et donc durables : ceux qui les fabriquent perdent leur emploi dès qu’ils ont fini de les fabriquer, à moins d’en fabriquer d’autres indéfiniment. Ceci explique notre course à la croissance matérielle infinie, bien plus que la recherche du profit capitaliste, selon l’orthodoxie marxiste. Selon ce cadre d’analyse, la production de biens n’est plus une fin en soi, mais le moyen pour servir la production/reproduction des emplois, but prioritaire de l’économie politique dans nos sociétés « saturées » de biens et de structures durables.

Le véritable patrimoine, les seuls biens durables à conserver et préserver devraient être les biens non-démontables.

Nous voulions aussi rappeler que nos constructions en dur sont précisément celles qui nous contraignent le plus, le principal obstacle, frein au changement vers une économie compatible avec les limites des écosystèmes naturels. C’est ainsi l’existence des réseaux routiers rigides, et de logements loin des lieux de travail, qui nous force à prendre la voiture, verrouille fortement l’organisation économique, et plus largement notre occupation du temps et de l’espace. Nous ne pouvons détruire, démanteler, raser cet héritage du passé. Ces infrastructures durables (les grandes villes en premier lieu) sont notre passif, notre mauvais patrimoine. Nous pensons que le véritable patrimoine, les seuls biens durables à conserver et préserver devraient être les biens non-démontables. Soit ces entités, ces tout composés qui disparaissent irréversiblement quand on les met en pièces. Autrement dit, les œuvres d’art et les êtres vivants.

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